Dans une carte blanche publiée dans le journal Le Soir du 25 août 2015, Lieven De Cauter, professeur à la KUL (Leuven) et membre fondateur du Belgian Academic and Cultural Boycott of Israël (BACBI), livre une série d’affirmations à connotation antisémite, rendant les Juifs responsables de divers conflits dans le monde.
Selon lui, les néoconservateurs juifs auraient amené les dirigeants américains à la décision d’envahir l’Irak et l’’Etat d’Israël aurait organisé le conflit entre chiites et sunnites pour déstabiliser le Moyen-Orient.
Selon De Cauter, la crise actuelle des réfugiés ainsi que les maux du Moyen-Orient ne seraient donc que le produit d’un vaste complot mené par Israël et mis en œuvre par des Juifs américains, eux-mêmes « sionistes purs et durs ».
Carte blanche de M. Lieven De Cauter, philosophe de la culture – Le Soir – 25/08/2015
Modifiez votre vision du monde, Monsieur Francken !
Le philosophe Lieven De Cauter analyse la vision du monde du secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Theo Francken. Il lui adresse une lettre ouverte dans laquelle il dénonce le néoconservatisme, coresponsable, selon lui, de la crise des réfugiés.
Monsieur le Secrétaire d’État,
Il me semble que vous devriez modifier votre vision du monde, car les livres qui ont inspiré votre ardeur politique (voir De Standaard du 5 août) ne vous seront pas d’une grande aide dans les circonstances actuelles.
Vous citiez alors – et j’avoue avoir été dûment impressionné – La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme de Fukuyama, qui annonçait le triomphe final de la démocratie libérale,La Puissance et la Faiblesse de Robert Kagan, qui dit de l’Europe qu’elle est « a bunch of pussies » (je vous cite) et La stratégie du Guerrier de Robert Kaplan, qui plaidait en faveur d’une politique militaire musclée.
« Le mirage de Fukuyama »
Trois best-sellers néoconservateurs. C’est intéressant, sans doute aucun (ne serait-ce que parce que vous admettez publiquement être un néoconservateur). Mais, ils ne vous seront d’aucune aide. Bien au contraire : l’esprit et l’idéologie de ces livres sont la cause directe de vos tracas. Permettez-moi d’expliquer cette affirmation.
Cette crise de l’accueil prouve en fait que le triomphe de la démocratie libérale annoncé par Fukuyama était un mirage et que la vision du monde de Kagan et la stratégie du guerrier de Kaplan, ainsi que celle des néoconservateurs américains en général, ont conduit au désastre.
Tant Fukuyama que Kaplan ont été membres du Project for a New American Century, qui appelait dès 1998 à envahir l’Irak. Cette invasion, qui s’est plus tard trouvé un alibi dans le Nine-Eleven, a conduit à la déstabilisation de toute la région. Et d’où viennent les deux tiers des réfugiés, aujourd’hui ? D’Afghanistan, d’Irak et de Syrie. Est-ce que j’éclaire votre lanterne, Monsieur Francken ?
Ce qu’on appelle The remaking of the Middle East est un euphémisme (typiquement néoconservateur) pour la déstabilisation totale de tout le Moyen-Orient. Il n’a qu’un but : la destruction la division, la « bantoustanisation » de tous les ennemis d’Israël. Et ceci par ce que j’appelle dans mes œuvres la civil war engineering : l’incitation à, et même l’organisation de guerres civiles.
C’est par cette invasion de l’Irak et le démantèlement radical de l’État qui l’a suivie, par l’encouragement du sectarisme (en assignant délibérément à tous les Irakiens la qualification soit de sunnite, soit de chiite), que l’on a provoqué la guerre civile. L’implosion de l’Irak a ouvert la porte à tous les excès : les tensions entre les chiites (dont l’épicentre est l’Iran, la grande puissance locale) et les sunnites (avec l’Arabie saoudite dans le rôle du maître de marionnettes) ont fini par exploser.
« Mensonges pieux »
En transformant tout le Moyen-Orient en un conflit entre chiites et sunnites, Israël se débarrasse pour longtemps du plus redoutable de ses ennemis : le panarabisme et la haine unanime que portent les pays musulmans à « l’entité sioniste » : des juifs néoconservateurs tels que Kaplan ou Kagan (sans parler de l’ancien chef suprême des néoconservateurs Wolfowitz) sont, de leurs propres dires, des sionistes purs et durs. Les intérêts pétroliers n’étaient pas au cœur de leur démarche, mais leur servaient plutôt d’alibi.
Comme le prouve d’ailleurs le fait que les compagnies pétrolières américaines n’ont que peu profité de la débâcle irakienne. D’après le patriarche philosophique du néoconservatisme Leo Strauss, l’essence (secrète) de la politique consiste en pious lies and useful myths (mensonges pieux et mythes utiles). Les casus belli (raisons de faire la guerre) basés sur des mensonges participaient de la plus pure politique straussienne et ont déshonoré la quasi-totalité de la presse mondiale conventionnelle. Le New York Times s’en est d’ailleurs officiellement excusé auprès de ses lecteurs. Même Obama a reconnu dernièrement que l’invasion de l’Irak a provoqué la montée en puissance de l’État islamique.
Même si vous ne souscrivez pas à cette analyse – je ne sais que trop bien qu’il n’est pas populaire de dire ces vérités – force vous est de reconnaître que l’invasion illégale de l’Irak a mis toute la région à feu et à sang. Aussi, l’heure est peut-être venue, entre les préoccupations de la crise de l’accueil, d’adapter votre optique : la sinistre actualité des faits souligne bien les retombées catastrophiques qui en découlent.